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Journal de réflexion sur le soin psychiatrique

La dissociation traumatique

“Habituellement, sans le savoir, nous vivons éloignés de notre propre corps avec lequel nous entretenons un rapport restreint, fonctionnel qui lui confère un statut d’un corps objet. Rarement nous habitons notre corps, rarement nous sommes notre corps.” (Agnès Afnaïm)

On entend beaucoup parler de la dissociation en psychiatrie, à travers les multiples diagnostics ou lors de crises de certain.es, mais il est rare que sa définition et son sens soient donnés.

La dissociation est un état d’absence, d’inattention par rapport à son vécu intérieur, on peut même parler de dissociation lorsqu’on se déconnecte momentanément du présent, lorsqu’on attend son train dans une gare par exemple.

On parle aussi de ce phénomène lorsqu’on est touché.e.s par des troubles graves comme la schizophrénie et qu’il est alors difficile d’établir une distinction entre sa peau et le monde extérieur. Cela recouvre donc des réalités très variées. 

Le DSM 5 la définit comme “une rupture de l’unité psychique” ou « une perturbation touchant les fonctions qui sont normalement intégrées comme la conscience, la mémoire, l’identité ou la perception de l’environnement”.

Les  recherches sur les causes évoluent et ne cessent de s’interroger sur cette grande question. Il y a une multitude de facteurs biologiques, génétiques, environnementaux, culturels, innés… qui interagissent entre eux constamment.

La part expérientielle est évidemment centrale et c’est sur cette dernière que ce texte va porter. 

Nous allons voir ici de quelle manière une expérience traumatique peut être la cause d’un état de dissociation, et ce qui fait qu’on parle de traumatisme. 

“Dans le traumatisme, l’interaction entre cerveau rationnel et émotionnel est empêchée par une intensité disproportionnée de l’expérience vécue par rapport à ce qu’une personne peut soutenir.”

1 Du trauma à la dissociation 

Notre cerveau se construit en couches dès la naissance. La première nous permet de gérer nos fonctions physiologiques, la veille et le sommeil, la faim et la satiété, la respiration, l’équilibre chimique.

La deuxième commence à se constituer après la naissance et correspond au siège des émotions, elle donne une conscience sur ce qui nous procure du plaisir, ce qui nous met en danger, et permet de gérer la complexité de nos relations. 

La partie qui commence à se développer en dernier (à partir de 2 ans environ) constitue le cerveau rationnel, qui est tourné vers le monde extérieur et nous définit en tant qu’êtres humains. Il permet de manier le langage, réfléchir, planifier, empathiser, choisir, créer, abstraire, symboliser. 

Face à une situation de danger, une structure de notre cerveau, l’amygdale (impliquée dans l’émotion et la mémoire), s’active pour préparer l’organisme à lui faire face en sécrétant des hormones de stress, l’obligeant à être dans un état d’hypervigilance : accélération du rythme cardiaque, de la respiration… Le corps se tient prêt face à la menace.

Dans une situation de danger “non traumatisante”, notre cerveau rationnel intervient pour interpréter ce qu’il se passe, en croisant à la fois le vécu émotionnel, les souvenirs suscités, les sensations physiques, la compréhension rationnelle. Cela permet de calmer le corps de son état d’hypervigilance et de prendre une sorte de recul sur ce qui vient de se passer, en élaborant l’expérience vécue dans sa globalité. 

Elle sera inscrite dans la mémoire “biographique”, c’est-à-dire accessible et dont l’intensité émotionnelle devra diminuer avec le temps.

Mais dans le traumatisme, l’interaction entre cerveau rationnel et émotionnel est empêchée par une intensité disproportionnée par rapport à ce qu’une personne peut soutenir.   

“La seule stratégie qui reste envisageable par l’organisme est celle de faire disjoncter le circuit émotionnel en sécrétant en urgence des substances dont les effets sont assimilables à ceux des drogues dures.”

Notre système nerveux entre dans un état de sidération et le cerveau rationnel est incapable d’analyser et de moduler une réponse émotionnelle. Ceci produit une hausse des hormones de stress pouvant avoir de grands risques vitaux, comme un ictus (attaque cérébrale soudaine dont les conséquences peuvent être très graves), coma, perte de connaissance, infarctus. 

Pour se protéger de ces risques, la seule stratégie qui reste envisageable par l’organisme est celle de faire disjoncter le circuit émotionnel en sécrétant en urgence des substances dont les effets sont équivalents aux drogues dures telles que la morphine et la kétamine. 

Cette disjonction empêche la transmission d’information du cerveau émotionnel au cerveau rationnel. La structure qui s’occupe de lier les expériences aux vécus antérieurs (l’hippocampe) est dans l’incapacité de former de nouveaux souvenirs liés à cette expérience : les sensations sont encodées comme des fragments isolés, dissociés.

Effets de la dissociation

Cette “disjonction” produit une interruption brutale de la réponse émotionnelle et peut être réactivée lors d’une confrontation à une situation qui contient un élément déclencheur. 

Par exemple, une personne qui a subi des violences policières peut avoir la tendance à disjoncter de façon automatique et incontrôlable, dès qu’elle se retrouve face à un flic, lors d’un simple contrôle de carte grise, en se retrouvant complètement immobilisée, incapable de ressentir son état corporo-émotionnel, absente, et incapable de raisonner.  

Selon la durée, la répétition de l’expérience traumatique, la période de vie dans laquelle l’expérience a eu lieu, la persistance de cet état sera plus ou moins marquée, pouvant aller de quelques minutes à plusieurs mois, jusqu’à caractériser l’état normal de la vie psychique d’une personne.

Cela le rendra d’autant plus susceptible à l’exposition d’événements traumatiques ultérieurs. 

Par exemple, une personne qui est confrontée à l’expérience traumatique du viol peut perdre complètement la conscience de soi au moment même où cela advient… Plusieurs récits partagent l’impression de voir ce qui est en train de se passer de l’extérieur, sans rien pouvoir en dire ou ressentir. 

Cet état provoque l’incapacité de se rappeler et d’exprimer ce qui s’est passé, ou bien paradoxalement d’en parler avec la plus extrême des neutralités, sans procurer aucune forme d’empathie. 

La personne peut, au bout de quelque temps et parfois de façon brusque, reprendre conscience de soi et de ce qui s’est passé.

L’état de dissociation permanent est présent notamment chez des enfants confrontés quotidiennement à des maltraitances ou négligences, mais en général chez des personnes ayant subi des traumatismes de façon répétée dans le temps, car ceci mène à un “apprentissage” plus ancré des mécanismes dissociatifs. 

Cet “apprentissage” se traduit par différents changements anatomiques dans le système nerveux d’un individu. On observe notamment une activité nettement réduite des structures cérébrales impliquées dans l’expérience de soi et notamment dans la pratique de l’interoception, c’est-à-dire d’une conscience subtile des états de son corps. Cette dernière est indispensable à la compréhension de ses besoins, au maintien en sécurité de son propre corps : la perception de la température nous mène à réguler la façon dont on s’habille, celle de la satiété à comprendre qu’on n’a plus besoin de manger, une tension dans le coeur à une envie de proximité avec autrui… Elle nous permet de lire la nature des choses, leurs caractères nocifs ou salutaires, de comprendre ce qui nous motive, vers quoi nous voulons nous diriger et nous transmet de l’énergie pour cela.

Lorsque, comme c’est le cas dans la dissociation traumatique, nous négligeons notre réalité intérieure, la production d’hormones de stress se manifeste par des symptômes somatiques tels que migraines, fatigue, problèmes digestifs, douleurs chroniques, essoufflements inexpliqués, douleurs cervicales… 

Cela se traduit aussi par une incapacité à mettre des mots sur ce qui est ressenti (l’alexithymie), la sensation de “vivre dans un brouillard”, des vécus de dépersonnalisation avec des sons qui semblent venir de loin, le sentiment d’être étranger à soi-même, comme si le moi détaché du corps vivait séparément une expérience fantôme.

Lorsque cette conscience de soi qui permet de s’autoréguler fait défaut, les stratégies mises en oeuvre pour tracer un chemin susceptible de mener à des prises de décision sont fondées sur l’hétérorégulation (c’est-à-dire une régulation qui ne prend pas en considération son état interne), par exemple par la prise de substances, une soumission compulsive ou un besoin de réassurance constant. Si à un moment une personne perd la conscience de ce qu’elle préfère, de ce en quoi elle croit, de ce qui lui fait du bien et ce qui lui fait du mal, mais aussi de l’intuition de ce qui peut être un comportement cohérent et adapté, d’avoir un jugement propre sur les choses, qu’en est-il de la nature de ses choix? 

Elle ira chercher des indications à l’extérieur, dans l’ivresse émotionnelle procurée par l’alcool, la soumission à un compagnon maltraitant, un besoin de réassurance constant procuré par une idéologie, etc. 

La dissociation a également un effet sur notre capacité à définir l’intention d’autrui. En croisant le regard d’une personne, plus quelqu’un.e est traumatisé.e et moins iel n’active les parties de son cerveau qui lui permettent de lire “objectivement” son intentionnalité. Cela peut à la fois impliquer l’éloignement de relations qui pourraient être saines et respectueuses et l’accueil d’expériences relationnelles qui peuvent être néfastes et maltraitantes. 

Seront inhibées également les zones du cerveau qui permettent de s’engager socialement, c’est-à-dire dans une dynamique d’ouverture à l’autre, une recherche d’échange qui relance et nourrit un contact authentique. 

En revanche, la zone primitive du cerveau émotionnel impliquée dans les réactions de sursaut, d’hypervigilance, et autres comportements d’auto-défense est la plus activée. L’attention est ainsi portée vers l’extérieur, dans une tentative de contrôle de tous les signaux potentiellement « menaçants ». Cela empêche une attention plus globale et ample au caractère objectif de ce qui est en train de se passer ainsi qu’à son état intérieur.

La réalité est réinterprétée et aucune cognition n’est efficace pour une lecture pertinente de ce qui advient. Par exemple, une personne victime de torture pourrait développer une réaction de méfiance face à n’importe quel contact physique car l’autre est perçu comme pouvant potentiellement avoir la même intentionnalité que son bourreau.

Le rôle du traumatisme dans la classification psychiatrique du DSM V. 

Le DSM V, qui recense environ 300 troubles sur plus de 900 pages, se limite à définir le PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder) comme “l’état d’une personne qui à été exposée à un événement terrible causant une peur et sensation d’impuissance intenses, qui se traduit par différentes manifestations (reviviscences intrusives du traumatisme), évitement persistant ou paralysant et excitation accrues (hypervigilance, insomnie ou irritabilité).” 

En fait, la place attribuée au rôle du traumatisme dans l’apparition de problèmes mentaux est presque absente. 

Le PTSD est le seul trouble décrit comme étant la conséquence d’un événement antérieur. 

Le choix de la psychiatrie à été celui de se centrer sur les signes et les symptômes plutôt que sur ses causes. 

Il y a par conséquent une tendance à passer sous silence les conditions sociales, historiques, géopolitiques, culturelles et l’influence des relations humaines, en réduisant presque la totalité des troubles à de simples déficiences biologiques et génétiques. 

Une personne qui à été victime d’inceste pourra être diagnostiquée bipolaire pour ses changements d’humeur. Si un psychiatre est plus marqué par son désespoir, il aura tendance à prescrire des antidépresseurs et l’hypervigilance risque d’être interprétée comme le symptôme d’un trouble paranoïaque.

Lorsqu’il a été proposé d’intégrer le traumatisme développemental (c’est-à-dire lié aux conditions de vie au cours du développement de l’enfant), l’Association américaine de psychiatrie (qui a publié le DSM V) a refusé en disant : “L’idée que les premières expériences négatives de l’enfance créent de graves troubles du développement est plus une intuition clinique qu’un fait basé sur la recherche. À notre connaissance, rien ne prouve qu’aucune forme de syndrome traumatique ait précédé ou causé des troubles du développement. »

Pour le dire simplement, l’APA refuse d’admettre l’impact des expériences infantiles sur le développement des troubles. 

J’ai pas les connaissances pour démontrer qu’aucune forme de syndrome ne précède des troubles du développement, mais assez pour dire que les expériences négatives y jouent un rôle suffisamment crucial pour que l’APA focalise une partie de son attention dessus.

Que se passerait-il si tous les travaux de la recherche clinique polarisaient du côté de l’étiologie (l’étude des causes et facteurs de la maladie) plutôt que de la sémiologie (étude des symptômes et signes) ? Si la psychiatrie mettait la lumière sur les effets des parcours de vie, plutôt que canaliser tous ses efforts dans la tentative d’aboutir à une classification absurde de la multiplicité et complexité symptomatologique des êtres humains, peut-être la question de la santé risquerait de devenir trop politique? Quel effet cela aurait sur une potentielle remise en question du système de positions subalternes dans lequel on se construit ? 

Si la précarité est dans la mesure de réduire à néant la présence que peut consacrer un parent à son enfant et que ceci peut amener ce dernier à développer des états dissociatifs? Si une expérience incestueuse est dans la mesure de prédire des comportements à risque tels que l’obésité, l’automutilation, des états dissociatifs etc.; si la probabilité de développer des troubles psychotiques pour des personnes en exil connaît une hausse au bout de 10 ans sur le sol français et particulièrement en cas de refus de la demande d’asile et d’instabilité voire d’absence de logement, à quoi bon utiliser tant d’énergie à définir la symptomatologie dans une classification qui n’inclue pas l’expérience de vie et tout ce que cela implique socialement?

La précarité empêche un parent de prendre soin de son enfant correctement et cela crée des troubles dissociatifs chez lui plus tard. L’expérience incestueuse provoque des comportements à risque tels que l’obésité, l’automutilation, des états dissociatifs, etc. La probabilité de développer des troubles psychotiques pour des personnes en exil connaît une hausse au bout de 10 ans sur le sol français, et particulièrement en cas de refus de demande d’asile, d’instabilité voire d’absence de logement. Admettons et observons tout cela. A quoi bon dépenser toute cette énergie pour définir la symptomatologie, dans une classification qui n’inclut pas l’expérience de vie et tout ce que cela implique socialement ?

Références bibliographiques.

Pour écrire ce texte, j’ai utilisé quelques sources dont certaines sont accessibles en ligne, comme le site du Cn2r, celui du Centre Primo Levi qui partage beaucoup de matériel à ce sujet, en lien avec les tortures et violences politiques, et celui de la psychiatre Muriel Salmona sur la mémoire traumatique liée aux violences sexuelles. 

Je conseille également, pour aller plus loin, la lecture du livre “Le corps n’oublie rien” de Bessel Van Der Kolk que je trouve très accessible et riche. Un quart de son volume est dédié aux “voies de la guérison”. On y trouve une description plus ou moins détaillée des principales approches psychothérapeutiques ainsi que de leurs bénéfices, mais également de pratiques qui peuvent être mises en œuvre de façon plus autonome comme le yoga, les arts martiaux, le théâtre, le chant, l’écriture, le toucher, etc… 

Citation de personnes concernées : 

“On ne ne sait pas en parler, trouver les mots, ce n’est pas quelque chose de connu.”

“Certaines personne ont l’impression qu’on les snobe, car on est pas dans la conversation.”

“Le stress est un grand facteur de dissociation.”

“Il y a des périodes beaucoup plus longues où j’ai l’impression d’être tout le temps dans un film, même si je sais que tout est réel… je perds les sensations, comme une déconnexion.”

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