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Journal de réflexion sur le soin psychiatrique

Nouvelle

L’Angoisse qui fait les fous.
L’Angoisse qui fait les suicidés.
L’Angoisse qui fait les damnés.
L’Angoisse que la médecine ne connaît pas.
L’Angoisse que votre docteur n’entend pas.
L’Angoisse qui lèse la vie.
L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.
Antonin Artaud

BD : EPS de Santé Barthélémy Durand, Sainte-Geneviève des Bois
VE : Établissement de santé Ville-Evrard, Site de Neuilly-sur-Marne
*


VE : J’entre à l’hôpital un jour pluvieux. Je n’y ai jamais mis les pieds. Il faut imaginer le décor, au fin
fond du 93, dans des pavillons qui ont accueilli Camille Claudel il y a bien longtemps. Il y a un parc à
ânes et des âmes errantes. Je suis terrifiée mais soulagée. Je subis d’abord une inspection au peigne
fin dans le bureau des infirmières, on compte le nombre de pantalons, de livres, on note les titres, on
me prend mon portable et son fil — pour éviter les catastrophes. Je n’y aurai droit que dans ce
bureau glauque, pour recharger mon portable et passer des coups de fils rapides. On m’emmène
ensuite dans ma chambre verte et fade. Celle où je passerai un mois. Il y a une grande fenêtre avec
vue sur le jardin et une autre ronde sur la porte. Je ne peux pas fermer la porte de l’intérieur, c’est
aux infirmières de la fermer au moment du coucher, vers 22h.
*

VE Puis c’est les visages, je me souviens de certains. Je rencontre Carine, la tête par terre, au sol, en
train de pleurer. Elle est tombée de son lit il y a trois heures et ne peut pas se relever à cause de son
surpoids et de son handicap. Les infirmières l’ont laissé là, passant plusieurs fois devant elle et la
laissant gémir. Avec l’aide d’autres usager.e.s, on aide Carine à se relever, je la mets sur un fauteuil
roulant trop petit pour elle — le seul disponible dans le pavillon. Je la pousse jusqu’au réfectoire,
c’est l’heure du déjeuner. Enfin assise, je l’aide à déglutir les pommes de terre dauphine trop denses
pour ne pas qu’elle s’étouffe. Mais elle s’endort sous le coup des médicaments, et sa tête tombe de
plus en plus lourde entre mes mains. On est toustes défoncé.e.s aux benzos et aux neuroleptiques.
Les corps répondent à moitié, j’ai l’impression de tout voir au ralenti. Même les mouvements de
bouche pour avaler ces patates mi-cuites. Je me fais engueuler par les infirmières, je n’ai pas droit de
la toucher et encore moins de l’aider, c’est leur travail à elles. Encore un truc de responsabilité civile.
Mais elles ne le font pas, comment faire quand même l’entraide est interdite ?

*

VE Dans la salle télé, c’est MTV volume 45, à fond, en boucle. Les fenêtres cassées laissent passer
l’air glacé, on vit dans les courants d’air assis sur des chaises à 10 mètres de la télévision. On a pas le
droit à la télécommande, du coup impossible de changer la chaîne, on subit les clips, les mêmes à
longueur de journée. Je dis qu’on subit car ça doit sûrement être la seule activité proposée au sein
du pavillon, la télé criarde. Je parle à Yacine. Il est paumé, et j’ai vite compris que je ne pourrais pas
l’arrêter de vider son sac. Il est là depuis quelques mois. Je vis sa vie par procuration et au bout de
quelque temps, ses problèmes écrasent les miens, je suis perdue dans ses mots. Je suis vite devenue
la psy du pavillon. On parle de leurs familles en fumant des cigarettes à la chaîne sur des chaises de
jardin éparpillées un peu partout. Et ça revient toujours, toustes me demandent “Mais pourquoi t’es
là toi, t’as l’air normale”. Je n’arrive pas à leur dire, je préfère me taire, et les écouter. Je me terre dans
le silence et multiplie les parties de UNO et de baby-foot — un baby-foot tout tordu qui fait tomber la
balle d’un côté du terrain. Deux de nos seules autres occupations.

*

BD Comment parler de tous ces gens rencontrés ? De ces vies fulgurantes qui donnent aux autres et
au monde de la même manière ? Comment oublier leurs visages et essayer de ne pas oublier leurs
prénoms ? Ces gens à qui on enlève tout à part le souvenir qu’iels laissent dans nos esprits ? Je suis
pleine d’appréhension dans l’ambulance car je pense que ces rencontres vont me donner les mêmes
sensations qu’en allant au collège, au lycée : une impossibilité à parler aux gens qui m’entourent, en
me demandant ce qu’iels pensent de moi et comment je dois me comporter avec elleux. Comment
être moi-même, ne pas avoir la perpétuelle angoisse de ne pas faire rire, de décevoir, qu’on passe à
autre chose, qu’on m’abandonne. Mais là, pour la première fois, je n’ai pas eu ça. Je suis arrivée et je
me suis sentie protégée. Je sais qu’on ne va pas me crier dessus. Je ne comprends pas dans quelle
ville on m’a envoyée. C’est dans le département de l’Essonne, car il n’y avait plus de place en secteur.
Ce n’est pas beau mais propre et récent, il y a une salle commune avec une très grosse télévision et
une bibliothèque.

*

BD Je rencontre Madeleine, avec qui je partage ma chambre. Lorsque je suis arrivée dans la nuit, elle
dormait, elle s’est levée doucement dans l’obscurité pour me dire deux, trois mots. Elle a une voix
très douce, est petite, très soignée. Lorsque je fais des siestes ou lis dans notre chambre, elle s’assied
toute droite à sa table. Elle remplit des feuilles de sudoku photocopiées — je me suis dit que ça
devait être par son mari ou son fils. Elle fait ça environ trente minutes. J’imagine qu’elle se dit que
c’est une bonne gymnastique mentale quotidienne, une sorte de lien qui maintient en vie. J’aime
l’observer ensuite par-dessus mon livre : elle range ses affaires si minutieusement, plie ses pulls,
change de place certains objets. Toujours très lentement, avec beaucoup de précision. Je perçois
cette maniaquerie que peut avoir ma grand-mère : ne pas laisser en boule par terre parce que c’est
sale, que chaque habit soit plié d’une certaine manière.

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